La transformation politique de la Turquie et la crise économique mondiale


Alper Birdal, Membre du Comité central du Parti communiste de Turquie (TKP), rédacteur en chef du journal théorique Gelenek, du TKP.

Quels avantages et désavantages y a-t-il à examiner l’actuelle crise du système capitalisme selon une perspective historique à long terme ?

Le désavantage manifeste d’une telle perspective est que, si on englobe de longues périodes historiques, c’est-à-dire diverses périodes du capitalisme, bien des spécificités et dynamiques réelles de la lutte des classes sont nécessairement exclues ou réduites à leur plus simple expression. La recherche sur les hégémonies du système capitalistes établies à l’échelle mondiale masque plus ou moins les particularités des relations de différents pays avec les structures hégémoniques à divers moments de la hiérarchie donnée. Regarder dans le « long terme » rend la chose inévitable…

L’avantage d’une telle périodisation, d’autre part, c’est qu’elle permet de développer une compréhension de divers phénomènes dans le contexte des lois du mouvement du mode capitaliste de production au niveau de l’histoire du monde, plutôt que de traiter tous ces phénomènes un par an. Des abstractions théoriques sur les lois du mouvement du système tout entier permettent à l’analyste d’investiguer sur le comportement d’un seul pays ou région sur base de ces constructions théoriques. En d’autres termes, dans ce contexte analytique, le mouvement ou le comportement du système tout entier est pris comme un déterminant du mouvement ou du comportement de ses composantes.

En raison de sa profondeur et de son extension, l’actuelle crise a mis en évidence des questions sur le mouvement du mode capitaliste de production en tant que système historique mondial. On verra la chose comme une ironie de l’histoire, puisque l’ordre du marché avait affirmé sa « victoire définitive » dans le domaine idéologique après la disparition du socialisme véritable et que, après deux décennies à peine, la question qui se pose déjà est celle-ci : « Comment le capitalisme va-t-il poursuivre sa route ? »

Pour l’instant, le point de référence historique le plus fréquemment cité est le krach de 1929 et la Grande Dépression des années 1930. Nous savons que cette turbulence a conduit à  une nouvelle guerre mondiale et que ce n’est qu’après que la hiérarchie capitaliste a pu changer. La référence à 1929 est bien fondée, sous cet angle; l’actuelle hiérarchie capitaliste pourrait également changer après des chocs aussi intenses. Les universitaires marxistes s’intéressent depuis longtemps à la question que voici : « De quoi le monde aura-t-il l’air après un tel changement ? »

Le plus grand défaut de la reconnaissance de la crise du système capitaliste et de la période que nous venons ainsi de traverser, c’est qu’elle implique qu’on ne fasse guère attention au « facteur subjectif » dans l’histoire, c’est-à-dire qu’on ramène les impacts de la lutte des classes sur le cours de l’histoire à l’une ou l’autre « distribution de probabilité ». Selon ce genre de perception, l’effondrement du système comme résultante d’interventions révolutionnaires n’est qu’un aspect, une probabilité offerte dans tout l’éventail de ce qui a été distribué ; par conséquent, de cet angle, qui nullifie le rôle de la subjectivité, il n’est pas possible de développer un cadre analytique susceptible de reconnaître le processus en termes d’opportunités, de conditions préalables, d’inconvénients, de tâches et de responsabilités face au sujet révolutionnaire de l’histoire.

Alors, comment allons-nous procéder ? Comment allons-nous construire notre méthode analytique ? Naturellement, nous percevons le monde par la lorgnette du marxisme-léninisme et nous ne risquons donc pas de nous épuiser dans une interminable recherche de méthodologie. Nous avons notre propre méthodologie, qui consiste à percevoir les changements historiques et, puisque nous sommes des matérialistes, certes, nous ne banaliserions pas le mouvement des facteurs objectifs et, en tant que personnes étudiant la logique dialectique, nous nous concentrerions sur les surfaces d’interaction entre les facteurs subjectifs et les facteurs objectifs et nous saisirions la force et la direction des vecteurs émergeant dans cet espace.

Alors, la question cruciale pour nous n’est pas ce que sera l’avenir du capitalisme et notre tâche ne consistera pas à spéculer sur la forme de la hiérarchie impérialiste au cours des décennies à venir. Nous considérons plutôt les possibilités d’une révolution socialiste qui pourrait émerger du tableau actuel. La rivalité, les tensions et les luttes pour le pouvoir entre les forces impérialistes n’ont de sens que dans ce contexte.

Permettez-moi de m’attarder encore un peu sur la crise de 1929 en tant que point de référence historique une fois de plus. La question fondamentale n’est pas de savoir comment l’impérialisme a réagi à la Grande Dépression et si, oui ou non, ces réponses pouvaient se répéter dans la situation actuelle. Examinons plutôt les conflits historiques accumulés par la Grande Dépression et le développement inégal de ces conflits et contradictions. Dans quels territoires et à partir de quelles dynamiques de classe la grande crise du système capitaliste offrit-elle des possibilités révolutionnaires ? Jusqu’à quel point la classe ouvrière et les masses laborieuses mondiales purent-elles tirer parti de ces possibilités et comment l’impérialisme se restructura-t-il après la catastrophe qu’il avait provoquée ?

Recourir à la perspective à long terme que j’évoquais au début serait utile, à ce propos. Toutefois, afin d’écarter ou, du moins, minimiser les inconvénients de cette perspective, nous pourrions bâtir la nôtre depuis les sphères dans lesquelles les contradictions du système s’étaient accumulées jusqu’au système dans son ensemble. Ce faisant, nous pouvons atténuer, sinon surmonter, la tension entre l’analyse concrète de la situation concrète de la lutte de classe et la périodisation historique du mouvement du système tout entier.

La Grande Dépression en tant que point de référence historique

L’une des grandes découvertes de Lénine dans son analyse de l’impérialisme, c’est que les territoires dans lesquels les contradictions du système impérialiste s’accumulent sont en règle générale déterminés plutôt que déterminants, dans le cadre de la structure hégémonique donnée. Pourtant, entre autres conséquences, les périodes de crise expriment un accroissement du potentiel de ces territoires à devenir déterminants, à avoir un certain impact sur le cours de l’histoire.

Si nous considérons la Grande Dépression comme un moment interne d’une longue période de crises récurrentes ayant commencé à partir de 1870, nous reconnaîtrons alors les impacts d’un territoire précédemment déterminé se muant en territoire déterminant une fois qu’il fut marqué par la glorieuse révolution d’Octobre. En partant du point de vue à long terme, qui va de 1870 à 1929, nous pouvons dire que l’effondrement de la logique coloniale de l’impérialisme britannique a été déterminé, dans l’analyse finale, par le désengagement de la Russie du système impérialiste. De là, nous pouvons conceptualiser 1929 comme un point de référence historique du désengagement de la Russie et de son influence sans cesse croissante sur l’ascension de nombreux territoires de l’Est, partant d’une position déterminée pour acquérir une position déterminante. Puisque la révolution d’Octobre remodela l’Est d’une façon radicalement différente de celle imaginée par l’impérialisme, la Grande Dépression marqua l’effondrement définitif de l’impérialisme colonial britannique.

Du fait que les coûts du soutien de la logique coloniale excédaient l’excédent économique extrait des colonies et des semi-colonies, l’hégémonie britannique s’effilocha. Pour l’impérialisme du début du 20e siècle, il devint plus essentiel d’assurer la continuité du remboursement des dettes envers le capitalisme financier que de garantir que les nations subordonnées fournissent des matières premières et des produits agricoles aux pays impérialistes. Toutefois, ceci ne fit qu’accroître l’endettement des pays subordonnés en rendant insoutenable le mécanisme de transfert des ressources coloniales, du fait que la pression mise sur la petite et moyenne paysannerie et sur les industries satellites pluma complètement ces mêmes nations subordonnées. Dans un ouvrage traitant des impacts mondiaux de la Grande Dépression, un érudit allemand fait allusion à cette désagrégation dans les termes que voici :

« Une fois que l’étalon-or eut été abandonné par la majorité des nations, elles se tournèrent vers une politique du type ‘chacun-pour-soi’ déjà décrite plus haut. Le problème, avec bien des pays de la périphérie, était qu’ils ne pouvaient même pas le faire, du fait qu’ils étaient des colonies n’ayant pas le contrôle de leur politique monétaire et économique. Les dirigeants coloniaux ne visaient que leurs intérêts propres. Comme le cas de l’Inde le révélera, les Britanniques profitèrent du fait d’avoir maintenu l’économie de cette vaste colonie en déflation et en dépression, car de la sorte, l’‘or de la détresse’ put continuer à affluer. Aucune puissance coloniale n’était désireuse de s’atteler à la relance des économies coloniales. De plus, alors qu’avant cela, l’accès aux matières premières et à la production était la principale raison de l’acquisition et du maintien des colonies, la dépression avait réduit à tel point les prix de toutes les marchandises en matières premières que le colonialisme n’était plus nécessaire, dans ce but. Seules les dettes nationales que ces colonies avaient accumulées dans le passé rendaient nécessaire de garder ces pays débiteurs sous contrôle. Au point que la toile d’araignée du crédit était toujours bien en place alors qu’elle s’était desserrée à tout autre égard. » [1]

Au vu de ces contradictions aigües, comment peut-on ignorer la lourde influence du flambeau de l’indépendance allumé par l’Union soviétique ? En fait, la montée des mouvements anticolonialistes de libération nationale n’a pas fait partie des effets, mais bien des causes de l’effondrement de l’impérialisme colonial britannique.

En considérant la crise actuelle à la lueur de cette référence historique, nous pouvons d’abord mettre en exergue le point suivant : nous admettrons que la crise du capitalisme de la fin des années 1960 et du début des années 1970 s’est rapprochée de son dénouement avec l’actuelle crise mondiale. Bien sûr, je ne prétends pas que le système capitaliste a connu une crise permanente de la fin des années 1960 à nos jours. Les quatre dernières décennies marquent une période durant laquelle le capitalisme n’a pu surmonter les facteurs structurels et systémiques qui ont causé la crise de la fin des années 1960 et du début des années 1970, mais a pu s’arranger pour « différer » la solution de lui-même en recourant à divers moyens. Le point faisant référence à la fin de la viabilité de cette mesure d’ajournement, à son tour, implique que le capitalisme a épuisé les possibilités de sauter par dessus ces causes structurelles et systémiques. [2] 1929 en tant que référence historique est donc logique, dans la situation présente.

Cependant, le même point de référence perd tout son sens si nous considérons la situation des territoires où s’accumulent les contradictions et les conflits du système. Au cours de ces mêmes quatre dernières décennies, aucun pays ne s’est désengagé de façon significative vis-à-vis du système impérialiste ni n’a connu de passage du statut de déterminé à celui de déterminant par le biais d’une révolution socialiste. En outre, un grand nombre des anciens pays socialistes, qui pouvaient précisément supporter une telle rupture, sont devenus les parias de l’impérialisme et ont été ramenés dans une position de subordination par ce dernier. Ce fait est d’une importance cruciale dans l’évaluation de la sortie possible de l’impérialiste de sa période historique, et nous y ferons référence en tant que fin possible d’une ère.

Même avec la présence d’une force qui est devenue un déterminant du cours de l’histoire en se désengageant du système capitaliste impérialiste lors de la crise terminale de l’hégémonie britannique, la transformation de la hiérarchie impérialiste a requis une période destructrice de deux décennies. Aujourd’hui, dans des conditions où aucun acteur historique de ce genre n’existe, nous avons de bonnes raisons de craindre que la transformation du système capitaliste impérialiste ne soit encore plus douloureuse et n’ait des conséquences encore plus destructrices pour les masses laborieuses de notre planète.

Une importante hiérarchie impérialiste avec la Chine comme centre ? Avant de considérer sérieusement une telle possibilité, notre problème consistera à nous concentrer sur les effets néfastes de la longue transformation douloureuse et destructrice qui attend les peuples du monde. J’ai dit plus haut qu’il nous fallait d’abord examiner les endroits où l’impérialisme accumule des contradictions, à ce point de vue. On peut ranger dans ce contexte l’Europe centrale et l’Europe de l’Est, ainsi que la Turquie, qui a beaucoup de caractéristiques communes avec cette région, et tout particulièrement en termes de dynamique économique, bien qu’elle soit complètement différente par ses aspects politiques.

La situation économique des pays subordonnés durant la crise

Dans l’économie mondiale, une image qualifiée de « déséquilibres mondiaux » par de nombreux économistes est apparue surtout après la crise asiatique de 1997-1998. Cette crise s’est traduite par l’effondrement de maintes économiques est-asiatiques, incapables de s’assurer des flux de capitaux afin d’apurer leurs dettes qui, à leur tour, ont provoqué d’importantes dévaluations de leurs devises. Par conséquent, bon nombre de ces pays ont utilisé leurs devises dévaluées pour relancer leurs industries orientées vers l’exportation et reposantes surtout sur l’exploitation intensive de leur main-d’œuvre très bon marché et, de là, ils se sont mis à accumuler par la suite des excédents dans leur commerce extérieur. La chose fut également perçue comme une précaution de la part de ces pays, une leçon douloureuse tirée de la débâcle de 1997-1998. De la sorte, durant la décennie qui suivit la crise asiatique, le niveau de consommation très élevé des États-Unis, facilité par des emprunts excessifs, fut de plus en plus financé par les excédents accumulés par ces mêmes pays est-asiatiques et par les pays exportateurs de pétrole qui bénéficièrent de la hausse vertigineuse des prix pétroliers après l’invasion de l’Irak.

La Tableau I ci-dessous indique ce transfert de fonds vers les pays impérialistes selon différentes régions, et ce de la veille de la crise asiatique (1996) à la veille de la crise actuelle (2006).

Tableau I : Bilans des comptes courants de l’économie mondiale (en milliards de dollars)

 

1996

2003

2006

Centre impérialiste

36

-302

-597

États-Unis

-118

-527

-812

Japon

66

136

170

Autres pays occidentaux

88

89

45

Périphérie

- 85

228

684

Exportateurs de pétrole

39

109

423

Chine

7

46

250

Autres

-131

73

11

Flux informels

49

74

-87

Source : Independent Social Scientists Group du FMI, World Economic Outlook, chiffres de 2007 (Bağımsız Sosyal Bilimciler, 2008 Kavşağında Türkiye, Siyaset, İktisat ve Toplum, Yordam Kitap : Istanbul, 2008, p. 28).

Les chiffres présentés dans le Tableau I indiquent qu’après la crise asiatique, le gros du déficit du compte courant des États-Unis a été financé par les pays subordonnés, en particulier les pays exportateurs de pétrole et la Chine. En 1996, les excédents des économies occidentales autres que les États-Unis couvraient le déficit des États-Unis de même que les déficits du reste du monde. Toutefois, en 2006, nous voyons un changement impressionnant, caractérisé par les excédents de la Chine, des exportateurs de pétrole, etc., atteignant presque 83 pour cent du déficit du compte courant des États-Unis.

Il y a encore un autre groupe de pays qui ont de nouveau configuré leur économie sur les exportations vers les marchés occidentaux, mais qui sont toujours exposés à la crise actuelle en raison de la nécessité qu’ils ont de contracter des emprunts extrêmement lourds à l’extérieur. Le Tableau II présente cette variante dans les économies subordonnées.

Tableau II : Taux de croissance du PIB et bilans des comptes courants de certains pays avant et pendant la crise (%)

 

Taux de croissance moyen

2006-2007

(A)

Taux de croissance moyen

2008-2009

(B)

Différence

(B – A)

Bilan du compte courant(*)

2006-2007

Bilan du compte courant(*)

2008-2009

Turquie

5,8

- 2,8

- 8,6

- 5,9

- 3,8

Roumanie

7,1

- 0,7

- 7,8

- 12,0

- 9,0

Rép. Tchèque

6,5

- 0,8

- 7,3

- 2,8(**)

- 3,1(***)

Mexique

4,2

- 3,0

- 7,2

0,6

- 1,3

Argentine

8,6

2,2

- 6,4

2,0

2,9

Colombie

7,2

1,1

- 6,1

- 2,3

- 2,9

Hongrie

2,6

- 3,1

- 5,7

- 7,1

- 5,7

Thaïlande

5,1

- 0,5

- 5,6

3,4

2,4

Afr. du Sud

5,2

0,5

- 4,7

- 6,8

- 6,2

Corée du S.

5,2

0,6

- 4,6

0,6

1,3

Malaisie

5,0

0,5

- 4,5

15,8

15,6

Chili

4,7

0,8

- 3,9

4,6

0,7

Philippines

6,2

2,4

- 3,8

4,7

2,9

Pologne

6,5

3,0

- 3,5

- 3,7

- 3,9

Chine

12,3

8,8

- 3,5

10,3

8,9

Inde

9,6

6,4

- 3,2

- 1,0

- 2,2

Brésil

4,9

2,2

- 2,7

0,7

- 1,5

Égypte

7,0

6,0

- 1,0

1,8

- 0,9

Indonésie

5,9

5,1

- 0,8

2,7

0,5

(*)Bilan du compte courant en pourcentage du PIB. Les chiffres pour 2009 constituent une estimation du FMI.

(**) Chiffres émanant du Bureau tchèque de la statistique.

(***) Chiffres pour 2008 uniquement.

Source : FMI, World Economic Outlook, chiffres pour octobre 2009.

Le Tableau II répertorie dix-neuf pays au PIB supérieur à 100 milliards de dollars, sur le plan de la récession de leur taux de croissance. En général, nous observons que les pays qui, avant la crise, avaient un haut déficit du compte courant ont connu un taux de croissance en moyenne plus bas. Les neuf premiers pays de la liste avaient un taux de déficit du compte courant par rapport au PIB de 3,6 pour cent en 2006-2007, alors que les dix derniers pays avaient un taux d’excédent du compte courant par rapport au PIB de 3,5 pour cent durant la même période. Nous observons également que les économies des neuf premiers pays ont été bien plus gravement touchées par la crise que celles des pays du second groupe, comme le montre la baisse bien plus sévère de leurs taux de croissance. [3]

Les pays appartenant au groupe à déficits élevés ont passé la période de succès du crédit, entre 2002 et 2007, en attirant des flux de capitaux à court terme tout en maintenant des taux élevés d’intérêt réel. Comme l’expansion du crédit s’est soldée par une débâcle, la plupart de ces pays connaissent désormais un système bancaire miné par des dysfonctionnements et une structure industrielle dépendant des apports étrangers, ce qui a fini par les rendre particulièrement vulnérables aux effets de la crise. Ces pays, dont la plupart sont situés en Europe centrale et de l’Est, ont passé les deux décennies écoulées sous la surveillance du FMI et ils retombent une fois de plus aux mains de cette institution, alors que les programmes imposés par cette dernière avaient été particulièrement efficaces dans le développement de la vulnérabilité susmentionnée.

La concentration des pays de cette catégorie en Europe centrale et de l’Est n’est pas une coïncidence, mais elle est due à deux raisons. Primo, après leur passage au capitalisme, tous les anciens pays socialistes ont vécu sous la surveillance directe ou indirecte du FMI. Secundo, l’intégration à l’Union européenne a lié ces pays de façon plus stricte aux recettes néolibérales. Bien que la Turquie n’ait pas vécu de processus de transition, ces deux aspects valent pour elle aussi.

Comme les pays de l’Europe centrale et de l’Est sont devenus en tout premier lieu les terrains de jeu du capital financier ouest-européen, ils ont été privés de toute possibilité de souveraineté économique par les mesures du FMI et de l’Union européenne. Des mécanismes qui sauvegardaient l’indépendance dans le développement et l’industrialisation, l’égalité dans la distribution du revenu, le plein emploi et la sécurité sociale pour tous ont tous été éradiqués en faveur de l’intégration et la soumission aux monopoles impérialistes, et il s’en est finalement suivi une montée sans précédent de la pauvreté et de l’injustice économique, de même qu’un effondrement des infrastructures industrielles et agricoles en un laps de temps très court.

La perte de la souveraineté économique a eu lieu en même temps que le remodelage des frontières politiques. Bien que, dans certains cas, cette procédure ait été imposée et appliquée « pacifiquement » (comme, par exemple, la partition de Tchécoslovaquie), dans d’autres, elle a été imposée au moyen de massacres et d’invasions impérialistes.

Aujourd’hui, alors que les pays impérialistes utilisent des quantités massives de fonds publics pour renflouer leurs monopoles, les recettes du FMI imposées aux autres pays prêchent l’austérité fiscale, une réduction encore accrue des dépenses en sécurité sociale et le remboursement des dettes à tout prix. En ce sens, nous pouvons dire que l’écart avec les économies plus faibles du monde capitaliste va continuer à s’élargir et que nombre d’entre elles seront rapidement entraînées au fond du gouffre.

Dans de telles conditions, le premier réflexe de l’hégémonie bourgeoise consiste à activer le racisme et la xénophobie. Cependant, avec cette réponse initiale, on devrait s’attendre à assister à l’accélération de la transformation politique de cette région en fonction des « nouvelles » tendances de l’impérialisme et de la rivalité croissante entre les puissances impérialistes. De nouvelles divisions, de nouveaux conflits à caractère racial et religieux frappent à la porte une fois de plus. Nous pouvons observer cet état de choses on ne peut plus clairement en Turquie.

La crise et l’économie turque : le désastre se précise

L’économie turque a connu une lourde crise en 2001. En effet, la Turquie a vécu des crises plus profondes et plus fréquentes dès que les recettes néolibérales ont été pleinement adoptées, dans les années 1990, et que la soumission économique à l’impérialisme de l’Union européenne a été complète avec l’accord d’union douanière. La crise de 2001 fut la plus désastreuse et, pourtant, la crise actuelle l’a déjà dépassée à bien des égards. Le Tableau III présente certains indicateurs montrant les dégâts provoqués jusqu’à présent par la crise.

Tableau III : Certains indicateurs de l’influence de la crise sur l’économie turque

 

2001

2002

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009(*)

Taux de croissance du PIB (%)

-5,7

6,2

5,3

9,4

8,4

6,9

4,7

0,9

-10,6

Taux de chômage (%)(**)

8,4

10,3

10,5

10,8

10,6

10,2

10,3

11,0

15,6

Taux de chômage chez les jeunes de 15 à 24 ans (%)

16,2

19,2

20,5

20,6

19,9

19,1

20,0

20,5

26,5

Utilisation de la capacité dans l’industrie manufacturière (%)

71,6

76,1

78,5

81,5

80,3

81,0

81,8

78,1

67,0

(*) Premier semestre.

(**) Les taux de chômage de 2001-2003 s’appuient sur d’anciennes projections démographiques, tandis que ceux de 2004-2009 s’appuient sur les nouvelles projections.

Source : Institut turc de la statistique.

Les impacts de la crise mondiale ont commencé à s’aggraver considérablement après octobre 2008. Après cette date, le chômage a progressé vers un niveau historiquement élevé, c’est-à-dire un taux officiel de 16,1 % en février 2009, [4] et l’utilisation de la capacité dans les industries manufacturières est retombée à son niveau historiquement bas, c’est-à-dire 64,7 pour cent le même mois. Malgré le coup sévère encaissé par l’économie réelle, il n’y avait pas eu de signes avant-coureurs d’« effondrement financier » comme ce fut le cas en 2001 et le Parti pour la justice et le développement (AKP) s’efforça sans vergogne de sous-estimer les effets de la crise.

Bien qu’il n’y ait pas eu d’effondrement financier, au contraire de ce qui s’était passé en 2001, et bien que le secteur bancaire ait réduit ses risques après la précédente crise, l’endettement des sociétés non financières auprès des créanciers étrangers s’est considérablement aggravé entre 2002 et 2008, c’est-à-dire durant la période où l’AKP a été au pouvoir. Par conséquent, les besoins de financement extérieur de l’économie turque ont continué à s’accroître rapidement, pendant ce temps. Même si les risques encourus par le secteur bancaire ne sont pas aussi graves qu’en 2001, on n’a fait que déplacer ces mêmes risques sur les feuilles de bilan des sociétés privées. Le Tableau IV présente quelques statistiques de la situation des échanges extérieurs des sociétés non financières.

Tableau IV : Actifs et passifs des sociétés non financières (millions de USD) sur le marché des changes

 

2006

2007

03.08

06.08

09.08

12.08

Change 09.08 et 12.08

Change entre 12.07 et 12.08

Actifs

63.424

77.862

80.830

89.014

92.473

82.382

-11

6

Passifs

100.250

139.401

155.072

167.543

172.138

161.036

-6

16

Situation nette

-36.826

-61.539

-74.242

-78.529

-79.665

-78.654

-1

28

Source : Banque centrale de la République de Turquie, Rapport sur la stabilité financière, mai 2009.

Une autre implication de cette situation est l’importance et l’intensité croissantes de l’intégration du capital monopoliste turc au capital financier impérialiste. Ce point se présente en particulier sous deux aspects : primo, la vague de privatisations la plus importante a été lancée par l’AKP entre 2002 et 2008, et les bénéfices des opérations ont donc été rendus accessibles aux conglomérats formés par les monopoles turcs et étrangers (voir Graphique I pour l’accroissement des privatisations après 2003). Secundo, puisque les monopoles turcs ont continué à être annexés aux monopoles étrangers, ils ont été de plus en plus engagés dans le réseau de sous-traitance des sociétés étrangères, en particulier dans les régions soumises à l’occupation américaine.

ICR-01-TUR-ENG-ESP

La poursuite de l’intégration du capital turc au capital impérialiste a une implication politique primordiale. Du fait que cette fusion a dévasté l’infrastructure industrielle et agricole de l’économie turque, les liens de la bourgeoisie turque avec la République de Turquie en tant qu’entité politique se sont étiolés à un niveau qui est sans doute le plus bas de toute l’histoire du pays. Comme la concentration du capital dans les services et le commerce continue à progresser et comme la classe capitaliste turque est de plus en plus intégrée aux monopoles étrangers et qu’elle devient une partie de leurs réseaux de sous-traitance, la bourgeoisie turque est devenue une ardente partisane du plan de transition impérialiste qui, finalement, va saper l’existence du pays en tant qu’unité politique.

En outre, comme la transitivité entre la sphère politique et le royaume de l’accumulation capitaliste augmente, la Turquie est devenue un pays bien plus aisément manipulable par l’impérialisme. Le Tableau V montre un exemple d’une telle manipulation et de ce que nous entendons par « transitivité en hausse » entre la politique et les processus d’accumulation. Le tableau compare la période allant d’octobre 2008 à février 2009 à celle allant d’octobre 2007 à février 2008, en terme de mouvements de capitaux. Rappelons que les impacts de la crise mondiale se sont intensifiés en particulier après octobre 2008.

Tableau V : Mouvements de capitaux vers la Turquie ; octobre 2007 – février 2008 par rapport à octobre 2008 – février 2009 (en millions de USD)(*)

 

Oct. 2007 – fév. 2008

Oct. 2008 - fév. 2009

Capital étranger

21.168

-12.695

Capital domestique

-1.531

-1.866

Capital informel

545

14.872

Réserves

-334

-5.080

Bilan compte courant

-19.841

-5.080

Mouvements de capitaux nets

20.182

311

(*) Le signe « moins » signifie une sortie de capital et un déficit extérieur, alors que le même signe « moins » dans les réserves signifie « accumulation de réserves » et le signe « plus » « diminution des réserves ».

Source : Boratav, Korkut, « Ekonomik Bunalım, Finansal Kriz » (Dépression économique, crise financière), www.sol.org.tr, 26 avril 2009.

Permettez-moi de citer l’auteur, qui nous livre une image très claire du fonctionnement du mécanisme :

« La facture de la crise au cours des cinq premiers mois, telle qu’elle reflétée dans le tableau ci-dessus, est la suivante : L’afflux net de 21,2 milliards de dollars de capitaux étrangers dans la même période de l’année précédente s’est mué en une sortie de 12,7 milliards de dollars. Ceci implique un ‘renversement’ des mouvements de fonds étrangers, lequel indique un lourd impact de l’extérieur correspondant à 5,1 pour cent du revenu national de 2007.

« Cependant, considérons la somme de tous les mouvements de capitaux, y compris les flux étrangers, domestiques et informels : au cours des cinq premiers mois, en sus de la sortie de 12,7 milliards de dollars net imputable à l’étranger, vient s’ajouter la sortie de 1,9 milliard de dollars de capital (réel) imputable à la bourgeoisie turque. Mais cette ‘hémorragie’ imputable aux capitalistes étrangers et turcs a été compensée plus qu’à suffisance par l’entrée de 14,9 milliards de dollars de capital informel. Ces mystérieux ‘fonds extérieurs’ ont enregistré des rentrées nettes chaque mois, ce qui fait que les mouvements de capitaux après octobre 2008 ont toujours pu rester positifs (311 millions de  dollars). (...) Le point crucial, ici, c’est que cette entrée de capital informel de 14,9 milliards de dollars a empêché les marchés financiers d’être pris par la crise. (...) » [5]

En recourant à cette transitivité entre la sphère politique et l’accumulation capitaliste, le gouvernement AKP, qui a toujours été particulièrement soutenu par l’impérialisme américain, a pu s’arranger pour avoir une priorité d’initiative sur les importants groupes capitalistes turcs, et ce, à un niveau sans doute jamais atteint par aucun parti bourgeois précédemment. L’AKP réactionnaire utilise cette force à son profit selon deux dynamiques. Primo, en opérationnalisant les réseaux communautaires des sectes religieuses en tant que sources d’« accumulation primitive » et, évidemment, en pillant les fonds publics, l’AKP a créé et consolidé ses propres bases de capitaux. Secundo, en recourant à ses « connexions particulières » avec l’impérialisme américain, l’AKP est parvenu à créer de nouveaux marchés et opportunités pour le gros des monopoles.

Au fur et à mesure que la crise s’étend, la seconde dynamique susmentionnée s’est tarie. Pourtant, le contrôle des fonds publics et les connexions avec le gouvernement ont également gagné en importance, ce qui fournit à l’AKP l’occasion d’établir des coalitions avec divers monopoles. Les mêmes monopoles qui semblent être en conflit avec le gouvernement un jour peuvent très bien opérer un revirement complet le lendemain, puisqu’ils s’attendent à ce que l’AKP sorte de nouveaux lapins de son chapeau.

Mais il y a un déterminant, dans toutes ces relations, à savoir l’impérialisme. Au beau milieu d’une région dont la carte est toujours en phase de remodelage et qui a été le théâtre de guerres et d’occupations, c’est-à-dire au beau milieu de cette abominable Grand Moyen-Orient de l’impérialisme américain, se trouve la Turquie, avec toute sa dynamique sociopolitique complexe. Afin de concrétiser son dessein consistant à s’étendre de l’Asie centrale aux Balkans, voire à la totalité de l’Europe centrale, l’impérialisme américain a besoin de modeler la Turquie comme une entité en conformité totale avec ses efforts militaires et politiques. À cette fin, la Turquie doit être soumise davantage à l’obscurantisme de la réaction religieuse parce que, par exemple, une Turquie « islamique » serait bien plus fonctionnelle qu’une Turquie laïque. Incomparablement plus fonctionnelle, même. La transformation de l’État turc selon les vues de l’islam modéré est un reflet de cette « nécessité ».

En outre, la procédure envisage l’intervention de la Turquie dans les conflits de la région dont elle constitue elle-même une partie, et ce, en conformité avec les intérêts américains. Les efforts en vue d’établir une relation de patronage entre l’État kurde proaméricain dans le Nord de l’Irak et la Turquie en est un exemple. Une telle relation de patronage pousserait le peuple kurde de Turquie dans le giron de Barzani et, partant, celui des États-Unis. En retour, la classe capitaliste de Turquie espère obtenir une part plus importante du pétrole irakien et davantage de contrats de sous-traitance dans le secteur de la construction.

La crise appelle un autre facteur qui détermine le désastre turc. Le pays est devenu un territoire où la rivalité entre les États-Unis et l’Union européenne s’est intensifiée. Comme l’a prouvé le taux de participation de 43,1 pour cent aux dernières élections parlementaires européennes en juin, les institutions européennes et l’Union elle-même ont rapidement perdu leur légitimité et leur plausibilité auprès des masses. De plus, les impérialistes européens ont eux aussi subi un sérieux coup dur, avec la crise. Tous ces développements renvoient à une nécessité pour l’Union européenne : elle doit devenir davantage proactive en politique internationale. La Turquie, qui est devenue un pays absolument conforme à la vision américaine de la région, constitue un problème pour l’Union européenne, qui cherche à revoir sa position sur les questions internationales. La transformation d’une Turquie plus alignée sur les besoins de l’Europe – et plus particulièrement « l’Europe de l’Allemagne et de la France » – est importante également en ce qui concerne la politique européenne vis-à-vis du Moyen-Orient ainsi que de la Russie et du Caucase. Mais l’impérialisme européen ne tente pas de gagner du terrain sur un espace libre : le terrain, en fait, est déjà occupé par les États-Unis et il l’est même encore davantage avec la mise en place de l’administration Obama. Il est donc inévitable que la crise accélère le processus, ce qui fait de la Turquie une zone d’effervescence entre ces deux puissances impérialistes.

Opportunités révolutionnaires

Le tableau dépeint jusqu’à présent est déprimant, à tout le moins. C’est pourquoi nous le qualifions de « désastre ». Pourtant, nous savons que des avancées révolutionnaires peuvent et doivent avoir lieu dans de telles conditions déprimantes.

La Turquie est un pays capitaliste avec une importante classe ouvrière, en dépit du fait que la classe ouvrière turque n’est pas montée sur la scène politique depuis longtemps. Mais l’actuelle crise pourrait initier une période de revitalisation des réflexes de classe des masses travailleuses. Il est possible aussi que de nouvelles formes d’organisation et de lutte émergent, sur cette base.

Certaines opportunités existent également qui permettraient de porter des coups à la légitimité de l’hégémonie bourgeoise. Malgré les gains réalisés par l’impérialisme en Turquie ces quelques dernières années, la possibilité d’un soulèvement anti-impérialiste en quête d’indépendance et de libération est toujours certaine. Du fait que la Turquie devient un endroit où s’exprime la concurrence entre les puissances impérialistes, ce processus peut créer des vides susceptibles de favoriser la lutte anti-impérialiste, malgré tous les impacts destructeurs de ce même processus.

L’impérialisme et le gouvernement de l’AKP ont été loin en rendant la société plus réactionnaire. Pourtant, le conflit entre la réaction et le progrès n’a pas été complètement résolu. Dans d’importantes sections de la société, il existe toujours une grande sensibilité à l’égard de la laïcité et du républicanisme. Cette sphère pourrait elle aussi servir d’opportunité révolutionnaire en rapprochant des masses plus larges et en les amenant à adopter l’idée que la seule alternative viable est une république socialiste.

La Turquie est au bord du désastre. Jusqu’à présent, la crise n’a cessé de s’intensifier et de rapprocher le pays de ce désastre. Mais elle a également accru les opportunités en faveur d’un soulèvement révolutionnaire. La classe ouvrière de Turquie est la seule force capable d’arrêter ce désastre, elle est la seule force capable de rompre complètement tous les liens avec l’impérialisme et elle est la seule force à même de construire en Turquie une nouvelle république, une république socialiste.


[1] Rothermund, Dietmar, The Global Impact of the Great Depression, 1929-1939, (L’impact mondial de la Grande Dépression, 1929-1939), Routledge, Londres & New York, 1996, p. 16.

[2] Giovanni Arrighi qualifie de genre de crise de « crise signal » et de « crise terminale » de ce qu’il appelle « le cycle systémique de l’accumulation » (Arrighi, G., The Long Twentieth Century, Money, Power and the Origins of Our Times – Le long 20e siècle, l’argent, le pouvoir, les origines de notre époque), Verso, Londres, 1994). Bien qu’on puisse ou pas être d’accord avec la théorie d’Arrighi sur « le cycle systémique de l’accumulation » en tant dispositif récurrent de l’histoire du capitalisme mondial, l’emphase mise sur la continuité du « signal » et de la « crise terminale » d’une structure hégémonique donnée semble adéquate.

[3] Bien sûr, il y a des exceptions, comme la Pologne, qui n’a pas encore ressenti les effets de la crise.

[4] Le taux de chômage officiel sous-estime de façon significative le taux de chômage « réel », qui atteint 29,3 pour cent pour le même mois, selon nos calculs. L’estimation du taux de chômage « réel » peut se calculer en incluant au nombre des chômeurs les gens qui sont en état de travailler, mais ne cherchent pas activement un emploi, les gens sous-employés et les travailleurs saisonniers.

[5] Boratav, Korkut, « Ekonomik Bunalım, Finansal Kriz » (Dépression économique, crise financière), soL news portal, www.sol.org.tr, 26 avril 2009.